III
LA MUTINERIE

Quand le calme revint après la tempête, on disputa ferme sur le point de savoir si l’on aurait pu prévoir ou non ce qui était arrivé. Le fait est que personne ne fit rien pour l’empêcher. L’hiver n’y fut pour rien, car cette année-là il n’y eut ni gel ni neige dans les Flandres. Par contre, les pluies minaient le moral de la troupe, sans parler du manque de vivres, du dépeuplement des villages et des travaux du siège de Breda. Mais c’était le métier, et les troupes espagnoles avaient l’habitude de supporter patiemment les fatigues de la guerre. La question de la solde était autre chose : de nombreux vétérans avaient connu la misère après les licenciements et les réformes de la trêve de douze ans conclue avec les Hollandais. Ils avaient appris à la dure que le service de notre roi était fort exigeant à l’heure de mourir, mais bien mal payé pour ceux qui restaient vivants. J’ai déjà dit à ce sujet que bon nombre de vieux soldats, mutilés ou rescapés de longues campagnes – dont faisaient foi leurs états de service, qu’ils gardaient par-devers eux dans des tubes de fer-blanc –, se voyaient obligés de mendier dans les rues et sur les places de notre mesquine Espagne, dans laquelle les privilèges allaient toujours aux mêmes personnes. Ceux qui avaient soutenu au prix de leur sang et de leur vie la vraie foi, les États et les possessions de notre monarque étaient infailliblement enterrés ou oubliés. On crevait de faim en Europe, en Espagne, dans la milice, et les tercios se battaient contre le monde entier depuis un long siècle, sans plus trop savoir pourquoi ; s’ils défendaient les indulgences ou s’ils guerroyaient pour que la cour de Madrid continue à faire figure, entre bals et fêtes, de maîtresse du monde. Et les anciens soldats ne jouissaient même plus de la considération qu’on accordait aux soldats de métier puisqu’ils ne touchaient plus de solde. Rien n’ébranle la discipline et l’amour-propre comme la faim. La question des arriérés de solde en Flandres compliqua donc la situation car, si au cours de l’hiver un certain nombre de tercios, notamment ceux des nations alliées, reçurent en quelques occasions des demi-soldes, celui de Carthagène ne vit jamais le moindre écu. Ne me demandez pas pourquoi. Je dirai cependant qu’à l’époque on parla d’une mauvaise gestion des finances de notre mestre de camp, Don Pedro de la Daga, ainsi que d’une ténébreuse affaire de fonds détournés ou perdus. Allez donc savoir ! Toujours est-il que plusieurs des tercios espagnols, italiens, bourguignons, wallons et allemands qui resserraient l’étau sur la ville de Breda, sous les ordres directs de Don Ambrosio Spinola, reçurent des secours, alors que le nôtre, dispersé en petits postes avancés, loin de la ville, fut de ceux qui ne virent pas la couleur de l’argent du roi. Les esprits s’échauffèrent car, ainsi que l’a écrit Lope de Vega dans El asalto de Mastrique :

Tant qu’un homme ne meurt : à boire et à manger !

Rien n’est pire qu’aller ventre creux au malheur !

Par le roi d’espadons, d’Espagne allais-je dire

je ne pense croupir tant de jours sans ration !

 

Ajoutez à cela que notre déploiement sur les berges du canal Ooster nous exposait à de possibles attaques ennemies, car nous savions que Maurice de Nassau, général des États rebelles, levait une armée pour secourir Breda, dans laquelle résistait un autre Nassau, Justin, avec quarante-sept compagnies de Hollandais, de Français et d’Anglais, nations qui, vous le savez déjà, se mêlaient de ce qui ne les regardait pas chaque fois que se présentait l’occasion de tremper leur pain dans notre soupe. Bref, l’armée du roi catholique était sur la corde raide, à douze heures de marche des premières villes loyales, alors que les Hollandais n’étaient qu’à trois ou quatre heures des leurs. Le Tercio de Carthagène avait pour ordre de freiner toute attaque visant à prendre nos garnisons à revers, afin que nos camarades qui assiégeaient Breda puissent se préparer sans se voir forcés de se retirer dans la honte ou de combattre contre des forces supérieures aux leurs. Certaines escouades étaient donc dispersées à la manière de ce qu’on appelle les sentinelles perdues dans le jargon militaire, avec pour mission d’appeler aux armes sans possibilité de s’en tirer saines et sauves, ce que résumait fort bien le triste nom qu’on leur donnait. On avait choisi pour cette tâche la compagnie du capitaine Bragado, dont les soldats étaient rompus aux malheurs de la guerre et capables de se battre pour un carré de terre, même privés de leurs chefs et officiers, si le sort leur était contraire. Peut-être surestima-t-on la patience de certains, mais je dois ajouter, en toute justice, que le mestre de camp Pedro de la Daga fut celui qui précipita le conflit par ses manières brusques, intolérables chez un colonel bien né commandant un tercio espagnol.

Je me souviens parfaitement qu’il y avait un peu de soleil ce jour funeste, ou du moins ce qui passait pour du soleil en Flandres. Assis sur un banc de pierre à la porte de la maison, j’en profitais pour lire avec beaucoup de plaisir un ouvrage fort instructif que le capitaine Alatriste m’avait prêté afin que je pratique la lecture. Il s’agissait d’une première édition, fatiguée par les mauvais traitements, maculée de taches d’humidité, de la première partie de L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, imprimée à Madrid alors que le siècle avait cinq ans – six ans seulement avant ma naissance – par Juan de la Cuesta, un merveilleux livre du bon Miguel de Cervantès, grand esprit et compatriote malheureux, car, s’il était né anglais ou français, l’illustre manchot aurait été célébré de son vivant et n’aurait pas dû attendre une gloire posthume, que seule une nation descendante de Caïn comme la nôtre a coutume de réserver, dans le meilleur des cas, aux gens de bien. Je prenais grand plaisir à lire ce livre, fasciné par les histoires qui y étaient comptées, ému par la sublime folie du dernier chevalier errant. D’autant plus que Diego Alatriste m’avait assuré que, dans cette terrible bataille qui n’eut que bien rarement son pendant au cours des siècles, quand les galères à bord desquelles se trouvait l’infanterie espagnole se trouvèrent face à face avec la terrible armada des Turcs dans le golfe de Lépante, Don Miguel avait été de ces braves qui avaient combattu ce jour-là l’épée à la main : pauvre et loyal soldat de sa patrie, de son Dieu et de son roi, comme le furent après lui Diego Alatriste et mon père, comme j’étais prêt à l’être moi aussi.

Je lisais donc, assis au soleil, m’arrêtant de temps en temps pour méditer les leçons profitables qui abondent dans cet ouvrage. J’avais moi aussi ma Dulcinée, comme vous vous en souviendrez peut-être, même si mes chagrins d’amour ne naissaient point du dédain de la maîtresse de mon cœur, mais bien de sa perfidie, comme je l’ai raconté dans un autre récit. Dans ce doux piège, j’avais été à deux doigts de perdre l’honneur et la vie – le souvenir d’un certain talisman maudit me cuisait encore –, et pourtant je ne pouvais oublier ces boucles blondes et ces yeux bleus comme le soleil de Madrid, ni ce sourire pareil à celui du diable quand, par l’intercession d’Eve, Adam croqua la fameuse pomme. Selon mes calculs, l’objet de ma flamme devait avoir déjà treize ou quatorze ans. L’imaginer à la Cour, au milieu des promenades, côtoyant pages, mirliflores et godelureaux, me faisait goûter pour la première fois la noire morsure de la jalousie. Ni ma vigueur naissante, ni les périls de la guerre, ni la présence auprès du régiment de cantinières et de gourgandines à soldats, ni même les Flamandes – ma foi, les Espagnols ne furent pas toujours avec elles d’aussi terribles ennemis qu’avec leurs pères, frères et époux – ne suffisaient à me faire oublier Angélica d’Alquézar. J’en étais là, absorbé dans ma lecture, quand de nouvelles rumeurs et inquiétudes vinrent m’en arracher. Il allait y avoir revue du régiment et les soldats allaient et venaient avec leurs armes et leurs paquetages. Le mestre de camp en personne avait ordonné à la troupe de se rassembler dans une plaine située près d’Oudkerk, ce gros bourg que nous avions emporté à la pointe de l’épée quelque temps auparavant et qui était devenu le quartier général de la garnison espagnole, au nord-ouest de Breda. Mon camarade Jaime Correas, qui arriva avec l’escouade de l’enseigne Coto, me raconta, quand nous nous unîmes à eux pour parcourir le mille qui nous séparait d’Oudkerk, que le passage en revue des troupes, décidé du jour au lendemain, avait pour objet de résoudre de vilaines questions de discipline survenues la veille entre soldats et officiers. Les rumeurs allaient bon train parmi les soldats et les valets alors que nous avancions sur la digue vers la plaine voisine, et il se disait de tout, sans que les ordres que, de temps en temps, donnaient les sergents suffisent à faire taire les hommes. Jaime marchait à côté de moi, chargé de deux piques courtes, d’un morion de cuivre de vingt livres et d’un mousquet de l’escouade dans laquelle il servait. Pour ma part, je portais sur le dos les arquebuses de Diego Alatriste et de Mendieta, un havresac en peau de génisse bien plein et plusieurs poires à poudre. Jaime me mit au courant. Apparemment, dans le but de fortifier Oudkerk avec des bastions et des tranchées, les officiers avaient ordonné aux simples soldats de ramasser des mottes de terre pour en faire des fascines, leur promettant de l’argent pour soulager la pauvreté dans laquelle, comme je l’ai dit, tous se trouvaient, à cause de la cherté des vivres et de nos soldes qui n’arrivaient toujours pas. Autrement dit, ceux qui mettraient la main à la pâte recevraient la prime convenue à la fin de chaque journée. Nombreux furent ceux qui acceptèrent ce pis-aller, mais plusieurs haussèrent le ton et dirent que, s’il y avait des espèces sonnantes et trébuchantes, le paiement de leur solde devait passer avant les fortifications et que les soldats ne devaient pas être astreints à quelque travail que ce soit pour recevoir leur dû. Ils préféraient, disaient-ils, rester dans le besoin plutôt que d’obtenir ce qu’on leur devait de cette manière où se disputaient vilement la faim et l’honneur. Mieux valait pour un hidalgo – et tous prétendaient l’être – mourir de faim et sauvegarder son honneur que de devoir la vie au maniement de pelles et de pics. Des groupes animés s’étaient formés et les langues étaient allées bon train. Le sergent d’une compagnie avait rudoyé un arquebusier de la compagnie du capitaine Torralba. Soupe au lait, l’homme, avec l’aide d’un de ses camarades, et bien qu’ils l’eussent reconnu comme sergent à sa hallebarde, lui avait fait un mauvais parti, lui donnant un tel coup de lame que c’était miracle qu’il ne soit pas passé de vie à trépas. On s’attendait donc à un châtiment public des coupables. Le mestre de camp voulait que tout le tercio, à l’exception des sentinelles indispensables, y assiste.

Nous autres les valets marchions avec la troupe en échangeant des propos semblables. Dans l’escouade de Diego Alatriste, tous n’étaient pas du même avis. Le plus exalté était Curro Garrote et le plus indifférent, comme d’habitude, Sebastián Copons. De temps en temps, je lançais un regard inquiet à mon maître, curieux de savoir ce qu’il pensait. Mais il marchait en silence, comme s’il n’entendait rien, sa dague glissée sous son ceinturon, son épée se balançant à chaque pas qu’il faisait, répondant sèchement quand quelqu’un lui adressait la parole, son visage taciturne plongé dans l’ombre de son chapeau.

— Pendez-les, dit Don Pedro de la Daga.

Tranchante et dure, la voix du mestre de camp s’était élevée dans le silence de mort de l’esplanade. Les compagnies formaient un grand rectangle ouvert sur un côté, les porte-drapeaux au centre, entourés des piquiers, tandis que les arquebusiers garnissaient les angles. Les mille deux cents soldats du tercio étaient tellement silencieux qu’on aurait pu entendre une mouche voler entre leurs rangs. En d’autres circonstances, la parade aurait été belle à regarder, avec tous ces hommes bien alignés – mal vêtus il est vrai, avec leurs habits reprisés qui n’étaient parfois plus que des hardes, et encore moins bien chaussés, mais ceintures et baudriers étaient impeccablement graissés, et plastrons, morions, fers de pique, canons d’arquebuse et toutes sortes d’armes brillaient sur l’esplanade, propres et bien polis. Mucrone corusco, aurait sans doute dit l’aumônier du régiment, le père Salanueva, s’il avait été sobre. Tous portaient leurs bandes d’un rouge fané, ou comme moi, cousue sur le pourpoint ou sur la casaque, la croix rouge de Saint-André, signes qui permettaient aux Espagnols de se reconnaître dans le feu du combat. Dans le quatrième côté de ce rectangle, à côté de l’étendard du régiment, entouré de son état-major et des six hallebardiers allemands de sa garde personnelle, Don Pedro de la Daga était à cheval, nu-tête, le visage fier, une collerette de dentelle wallonne sur sa cuirasse à tassettes de bon acier milanais repoussé, épée damasquinée à la ceinture, ganté de daim, la main droite sur la hanche, l’autre tenant les rênes de sa monture.

— A un arbre mort, ajouta-t-il.

Puis, tirant brusquement sur les rênes, il fit caracoler son cheval face aux douze compagnies du tercio, comme si celles-ci voulaient défier son ordre, qui ajoutait à la mort le déshonneur de la corde et qui privait même les condamnés de branches vertes pour les accompagner dans leur dernier voyage. J’étais avec les autres valets, tout près de la formation, à l’écart des femmes, des curieux et de la racaille qui contemplaient de loin le spectacle. À quelques pas de l’escouade, j’entendis plusieurs soldats des derniers rangs, dont Garrote, murmurer tout bas. Quant à Alatriste, il était toujours impassible, le regard fixé sur le mestre de camp.

Don Pedro de la Daga devait friser la cinquantaine. Originaire de Valladolid, c’était un homme menu aux yeux et à l’esprit vifs, rompu aux affaires militaires et peu estimé de la troupe – on disait que son mauvais caractère lui venait d’humeurs sceptiques, c’est-à-dire de son naturel constipé. Favori du général Spinola, comptant des protecteurs à Madrid, il s’était fait un nom comme sergent-major lors de la campagne du Palatinat, ce qui lui avait valu d’hériter du Tercio de Carthagène après qu’une balle de fauconneau eut emporté la jambe de Don Enrique Monzón à Fleurus. Il n’avait pas volé son surnom de Chie-des-Cordes : notre mestre était de ceux qui préfèrent, comme Tibère, être haïs et craints par leurs hommes pour mieux maintenir la discipline. Mais il était indiscutablement courageux au combat, méprisant autant le danger que ses propres soldats – j’ai déjà dit qu’il se faisait escorter par des hallebardiers allemands –, et il avait la tête faite pour les questions militaires. Ajoutons encore qu’il était grippe-sou, mesquin dans ses faveurs et cruel dans les châtiments qu’il imposait.

Les deux prisonniers ne s’émurent guère lorsqu’ils entendirent la sentence, entre autres choses parce qu’ils connaissaient déjà le sort qui les attendait. Trouer la peau d’un sergent n’était quand même pas rien. Ils se trouvaient au centre du rectangle, gardés par le prévôt des alguazils du régiment. Tous deux étaient tête nue, les mains liées derrière le dos. Le premier, cheveux blancs et moustache énorme, était un vieux soldat qui ne comptait plus ses cicatrices. C’était lui qui avait entraîné l’autre et il semblait être le plus tranquille des deux. Le second, un peu plus jeune, était maigre, avec une barbe très drue. Alors que le plus âgé regardait fixement devant lui, comme s’il n’avait rien à voir avec ce qui se passait, son compagnon, plus abattu, regardait tantôt par terre, tantôt ses camarades, tantôt les sabots du cheval du mestre de camp qui se trouvait non loin de lui. Mais on peut dire qu’il se tenait bien, comme l’autre.

Au signal du prévôt, le tambour-major ferma le ban, puis ce fut le tour du clairon de Don Pedro de la Daga.

— Les condamnés ont-ils quelque chose à dire ?

Un mouvement de curiosité parcourut les compagnies et les buissons de piques parurent s’incliner, comme le vent fait ployer le blé mûr, lorsque les piquiers voulurent tendre l’oreille. Le prévôt des alguazils s’était approché des condamnés. Nous le vîmes tous pencher la tête pour écouter le plus âgé des deux hommes, puis se tourner vers le mestre de camp, qui acquiesça d’un geste, non par compassion, mais parce que le protocole le voulait ainsi. Tous ceux qui se trouvaient sur l’esplanade purent entendre l’homme aux cheveux blancs dire qu’il était un vieux soldat et qu’il s’était acquitté de ses obligations jusqu’à ce jour, comme son compagnon d’infortune. Il attendait la mort, mais pas au bout d’une corde, que l’arbre soit mort, vif ou ce que l’on voudra. Pardieu, la pendaison serait un affront pour eux qui avaient donné la mesure de leur bravoure ! Sur le point d’être expédiés dans l’autre monde, son camarade et lui demandaient à mourir d’une balle d’arquebuse, comme des Espagnols et des hommes valeureux, non comme des paysans. Et s’il s’agissait de ménager les balles, le mestre de camp pouvait économiser les siennes, il lui offrait celles qui lui restaient, fondues avec du plomb d’Escombreras. Il en avait toute une provision qui, dans l’endroit où on allait bientôt l’envoyer, ne lui servirait plus de rien, non plus que sa poire à poudre. Mais il fallait qu’il soit bien clair que, par la corde, l’arquebuse ou l’opération du Saint-Esprit, son camarade et lui allaient mourir alors qu’on leur devait six mois de solde.

Puis le vieux soldat haussa les épaules, résigné. Stoïque, il cracha par terre, entre ses bottes. Son compagnon fit de même. Il y eut ensuite un long silence. Du haut de son cheval, Don Pedro de la Daga, inflexible, le poing toujours sur la hanche, faisait comme s’il n’avait rien entendu.

— Pendez-les, dit-il encore. C’est alors qu’une clameur s’éleva parmi les hommes, faisant sursauter les officiers. Les soldats commencèrent à s’agiter et quelques-uns sortirent même du rang en criant, sans que les sergents et capitaines puissent mettre fin au tumulte. J’en étais à admirer ce désordre quand je me retournai vers le capitaine Alatriste, pour voir quel parti il prenait. Je le vis hocher très lentement la tête, comme s’il avait déjà vécu cette scène.

Les mutineries des Flandres, nées du mauvais gouvernement des officiers, furent la maladie qui mina le prestige de la monarchie espagnole, dont le déclin dans les provinces rebelles, et même dans celles qui restèrent loyales, fut surtout la conséquence de révoltes internes, plus que des hasards de la guerre. De mon temps déjà, le seul moyen de toucher sa solde était de se mutiner. Dans les lointains pays du Nord, les soldats espagnols ne pouvaient déserter au milieu d’une population hostile dont ils devaient se méfier autant que de l’ennemi. Les mutins prenaient donc une ville et s’y retranchaient. Certains des pillages en Flandres, et non les moindres, furent le fait de soldats qui voulaient ainsi se dédommager de leurs peines. Quoi qu’il en soit, il faut dire en toute justice que nous ne fûmes pas les seuls. Car si les Espagnols, aussi patients que cruels, mirent le pays à feu et à sang, les troupes wallonnes, italiennes ou allemandes en firent autant. Comble de l’infamie, on les vit même vendre à l’ennemi les forts de Saint-André et de Crèvecœur, chose que les Espagnols ne firent jamais – non pas que l’envie leur en eût manqué, mais parce que leur réputation et la crainte de la honte les en empêchèrent. Que des soldats sans le sou massacrent les gens et mettent leurs villes à sac est une chose, la bassesse et la félonie en matière de réputation en sont une autre. Je ne dis pas meilleure ou pire, pardieu, mais différente. Sur ce point, il y eut des journées, comme à Cambrai, où les choses allèrent si mal que le comte de Fuentes pria poliment messieurs les soldats mutinés à Tirlemont de « lui faire la grâce de l’aider à prendre la citadelle » : la troupe, de nouveau disciplinée et terrible, attaqua dans un ordre parfait et emporta la citadelle et la place. Ou quand les troupes mutinées connurent le plus fort du combat dans les dunes de Nieuport, ayant demandé à occuper les positions les plus périlleuses parce qu’une femme, l’infante Clara-Eugenia, les avait suppliés de venir à son secours.

Il faudrait aussi mentionner les mutins d’Alost, qui refusèrent d’accepter les conditions que leur offrait le comte de Mansfeld en personne et laissèrent passer sans encombre un régiment hollandais après l’autre, alors que l’ennemi était sur le point d’infliger un épouvantable désastre dans les États du roi. Lorsqu’ils reçurent enfin leur solde et virent que le compte n’y était pas, ils refusèrent de prendre un seul maravédis et résolurent de ne pas se battre, quand bien même les Flandres et l’Europe tout entière se seraient écroulées devant eux. Mais quand ils apprirent qu’à Anvers six mille Hollandais et quatorze mille civils étaient sur le point d’exterminer les cent trente Espagnols qui défendaient le château, ils se mirent en route à trois heures du matin, traversèrent l’Escaut à la nage ou en barques et, ornant leurs chapeaux et morions de rameaux verts, signal de leur prochaine victoire, jurèrent de partager la table du Christ au paradis ou de souper à Anvers. Finalement, agenouillés sur la contrescarpe, ils virent l’enseigne Juan de Navarrete brandir son drapeau, poussèrent tous leur cri de ralliement, se relevèrent comme un seul homme, attaquèrent hardiment les tranchées hollandaises, massacrant tous ceux qui leur barraient la route, et furent fidèles à leur serment : Juan de Navarrete et quatorze compagnons d’armes s’attablèrent effectivement avec le Christ ou avec qui mangent les braves morts au combat, tandis que le reste de leurs camarades dînait ce soir-là à Anvers. Car s’il est bien vrai que notre pauvre Espagne n’eut jamais ni justice, ni bon gouvernement, ni hommes publics honnêtes – et que dire de rois dignes de porter la couronne ? –, elle ne manqua jamais, vive Dieu, de bons vassaux prêts à oublier l’abandon, la misère et l’injustice pour serrer les dents, sortir l’épée du fourreau et se battre pour l’honneur de leur pays. En fin de compte, l’honneur d’une nation n’est que la somme de l’honneur que chacun porte en soi.

Mais revenons à Oudkerk. Ce fut la première des nombreuses mutineries dont j’allais être témoin durant ces vingt années d’aventures et de vie militaire qui allaient me conduire au dernier carré de l’infanterie espagnole à Rocroi, le jour où le soleil de l’Espagne se coucha dans les Flandres. À l’époque dont je parle, ces désordres étaient devenus une institution dans nos régiments et leur déroulement, établi du temps du grand empereur Charles Quint, obéissait à des règles précises, connues de tous. Dans certaines compagnies, les plus exaltés commencèrent à crier « Payez, payez ! » et d’autres « Mutinerie, mutinerie ! ». La première à se manifester fut celle du capitaine Torralba, à laquelle appartenaient les deux condamnés à mort. Les soldats ne s’étaient pas donné le mot et la suite des événements fut spontanée. Les opinions étaient divisées entre ceux qui étaient partisans de maintenir la discipline et ceux qui se déclaraient en rébellion ouverte. Le caractère de notre mestre de camp aggrava les choses. Un autre, plus flegmatique, aurait ménagé la chèvre et le chou, apaisant les soldats en leur disant ce qu’ils voulaient entendre. Que je sache, les mots ne coûtent guère aux avares qui hésitent à délier les cordons de leur bourse. Il aurait suffi de quelques mots bien sentis : « Messieurs les soldats, mes enfants, et cætera », ce que firent pour leur plus grand profit le duc d’Albe, Don Luis de Requesens et Alexandre Farnèse, qui, au fond, étaient aussi inflexibles et faisaient aussi peu de cas de leurs troupes que Don Pedro de la Daga. Mais Chie-des-Cordes était fidèle à son sobriquet et il se moquait ouvertement de ses soldats comme de sa première culotte. Il ordonna donc au prévôt des alguazils et à son escorte d’Allemands de pendre les condamnés au premier arbre venu, peu importait qu’il fût sec ou encore vert. Sa compagnie de confiance, une centaine d’arquebusiers que le mestre de camp commandait lui-même, vint se placer au centre du rectangle, mèches allumées, canons chargés. Cette compagnie, qui n’avait pas été payée non plus, jouissait de certains avantages et privilèges ; elle obtempéra sans piper mot, ce qui échauffa encore davantage les esprits.

En fait, le quart seulement des soldats voulait se mutiner. Mais les mécontents qui appelaient à la sédition se trouvaient disséminés parmi les différentes compagnies et beaucoup d’hommes hésitaient encore à prendre un parti. Dans la nôtre, Curro Garrote était de ceux qui fomentaient le désordre, trouvant un écho chez bon nombre de camarades. Malgré les efforts du capitaine Bragado, presque toute la formation menaçait de se rompre, comme c’était le cas dans d’autres compagnies. Chaque valet d’armée courut vers la sienne, bien décidé à ne rien perdre du spectacle. Jaime Correas et moi nous frayâmes un passage entre les soldats qui vociféraient dans toutes les langues de l’Espagne, certains avec l’épée à la main. Comme d’habitude, ils s’opposaient les uns aux autres selon leur langue et leur pays d’origine, les Valenciens d’un côté et les Andalous de l’autre, les Léonais face aux Castillans et aux Galiciens, les Catalans, les Basques et les Aragonais chacun pour son compte, tandis que les rares Portugais qui se trouvaient dans nos rangs faisaient bande à part. Bref, il n’y avait pas deux régions ou royaumes qui fussent d’accord. À bien y penser, vous ne pouviez comprendre comment la Reconquête avait été possible, si ce n’est que les Maures étaient eux aussi des Espagnols. Quant au capitaine Bragado, un pistolet dans une main et la dague dans l’autre, il essayait vainement de calmer ses hommes avec l’aide de l’enseigne Goto et du porte-drapeau Minaya qui brandissait nos couleurs. On entendit alors crier de compagnie en compagnie les mots « Dehors, les officiers ! », formule qui reflétait fort bien le curieux phénomène qu’on observait toujours au cours de ces désordres : les soldats se faisaient un honneur de leur condition, se prétendaient tous gentilshommes et proclamaient à haute voix que la mutinerie était dirigée contre leurs chefs, non contre l’autorité du roi catholique. Pour éviter que cette autorité ne soit bafouée et que le tercio ne perde son honneur dans l’aventure, soldats et officiers se mettaient d’accord pour que ces derniers sortent des rangs avec les porte-drapeaux et les soldats qui ne voulaient pas désobéir. Ainsi, l’honneur était sauf pour les officiers et les enseignes, le tercio conservait sa réputation et les mutins pouvaient ensuite regagner leurs rangs dans la discipline et sous une autorité royale qu’ils n’avaient en fait jamais contestée. Personne ne voulait prendre la suite du Tercio de Leiva, qui fut dissous à Tilte, et les enseignes en larmes brisèrent les hampes de leurs drapeaux et les brûlèrent ensuite pour ne pas les livrer, tandis que les vieux soldats montraient leur poitrine constellée de cicatrices, que les capitaines jetaient à terre leurs genettes rompues en deux et que tous ces hommes rudes et terribles se mettaient à pleurer de honte.

De sorte que le capitaine Bragado sortit à contrecœur des rangs, portant le drapeau avec Soto, Minaya et les sergents, suivis de quelques caporaux et soldats. Ravi de tout ce désordre, mon ami Jaime Correas allait ici et là. On l’entendit même pousser le cri de « Dehors, les officiers ! ». J’étais fasciné par ce tohu-bohu et je me mis moi aussi à hurler. Mais la voix me manqua quand je vis que les officiers quittaient vraiment la compagnie. Diego Alatriste était tout près de moi avec les camarades de son escouade. Les deux mains posées sur la bouche d’une arquebuse plantée en terre, il avait l’air grave. Autour de lui, personne ne disait mot ni ne semblait s’émouvoir, exception faite de Garrote, qui faisait partie du concert avec d’autres soldats dont il était le meneur. Finalement, quand Bragado et les officiers se retirèrent, mon maître se retourna vers Mendieta, Rivas et Llop, qui haussèrent les épaules et allèrent grossir les rangs des mutins sans plus de cérémonie. De son côté, Copons se mit à suivre le drapeau et les officiers. Alatriste poussa un léger soupir, mit son arquebuse à l’épaule et fit le geste de vouloir le suivre. C’est alors qu’il se rendit compte que je me trouvais tout près, ravi de l’être, et sans la moindre intention de bouger d’où j’étais. Le capitaine me donna une bonne taloche sur la nuque et me força à lui emboîter le pas.

— Ton roi est ton roi, dit-il.

Puis il s’avança sans se presser. Les soldats s’écartaient devant lui et personne, le voyant se retirer, n’osa lui faire des reproches. Nous nous rapprochâmes du groupe de dix ou douze hommes formé par Bragado et plusieurs soldats loyaux. Mais de même que Copons restait tranquille dans son coin sans dire un mot, comme s’il n’avait rien à voir avec ce qui se passait devant lui, le capitaine parvint à se tenir un peu à l’écart, pratiquement à mi-chemin entre les soldats demeurés fidèles et le reste de la compagnie. Puis il reposa par terre son arquebuse, appuya les mains sur la bouche du canon et, ses yeux clairs dans l’ombre de son chapeau, il resta là sans faire un geste, regardant ce qui se passait autour de lui.

Chie-des-Cordes ne céda pas d’un pouce. Les Allemands étaient en train de pendre les deux condamnés, sous les clameurs de la troupe. D’autres compagnies étaient sorties du rang avec leurs officiers. Sur les douze du régiment, je comptai que quatre s’étaient révoltées. Les mutins commençaient à se regrouper, poussant des cris et proférant des menaces. Un coup de feu éclata, venu de nulle part, qui ne fit aucune victime. Le mestre de camp ordonna alors à sa compagnie de braquer ses arquebuses et mousquets dans la direction des mutins, et aux autres compagnies loyales de manœuvrer pour se poster elles aussi en face d’eux. On entendait des ordres, des roulements de tambour et des coups de clairon. Sur son cheval, avec beaucoup d’aplomb, Don Pedro de la Daga sillonnait l’esplanade en tous sens pour donner ses ordres, car le premier des mécontents, d’un tir d’arquebuse, l’aurait laissé raide mort sur la selle de sa monture. Mais le pire des saligauds peut avoir lui aussi du courage. Toujours est-il que bon gré mal gré, mais le plus souvent à leur corps défendant, les compagnies loyales vinrent s’aligner devant les mutins. Il y eut encore des roulements de tambour et des appels de clairon pour ordonner aux officiers et aux soldats loyaux de rejoindre les compagnies constituées en escadrons. Bragado et les autres s’exécutèrent. Copons était à côté de Diego Alatriste et de moi, qui nous trouvions, comme je l’ai dit, un peu à l’écart. Quand ils virent qu’on ordonnait aux soldats loyaux de se poster face aux rebelles, les armes à la main, les mèches des arquebuses brûlant déjà, les deux vétérans déposèrent leurs arquebuses par terre, laissèrent derrière eux leurs douze apôtres – une sangle avec douze charges de poudre qu’ils portaient en baudrier – et se mirent à suivre leur drapeau.

Je n’avais jamais rien vu de semblable. Les soldats loyaux du tercio se mirent en ordre de bataille et les quatre compagnies mutinées les imitèrent, piquiers au centre et arquebusiers aux angles, sous les ordres de caporaux et même de simples soldats. Forts de leur expérience, les mutins ne savaient que trop bien que le désordre les mènerait à leur perte et que, paradoxe de la milice, seule la discipline pouvait les sauver de leur indiscipline. C’est ainsi qu’ils prirent tous leurs postes de combat dans le calme, un par un. Bientôt arriva jusqu’à nous l’odeur des mèches d’arquebuse. On commença à planter en terre les fourquines des mousquets prêts à faire feu.

Mais le mestre de camp voulait du sang, ou l’obéissance. Les deux condamnés se balançaient déjà sous un arbre et, cette affaire réglée, l’escorte des Allemands – grands, blonds et aussi insensibles que des morceaux de viande – se regroupa autour de Don Pedro de la Daga, hallebardes levées. Le mestre donna de nouveaux ordres, les tambours se remirent à battre, les clairons et les fifres à sonner. Son maudit poing droit sur la hanche, Chie-des-Cordes regardait les compagnies loyales s’ébranler et s’avancer contre les mutins.

— Tercio de Carthagène… halte !…

Tout à coup, ce fut le silence. Les compagnies loyales et rebelles étaient en rangs serrés, à une trentaine d’aunes les unes des autres, leurs piques en place et leurs arquebuses chargées. Les porte-drapeaux sortis des rangs s’étaient réunis au centre de la formation, escortés par les soldats fidèles. Je me trouvais parmi eux, car je voulais être à côté de mon maître, qui occupait son poste avec la douzaine d’hommes de la compagnie qui n’étaient pas passés dans l’autre camp, entre le porte-drapeau Minaya et Sebastián Copons. Sans arquebuse, l’épée dans son fourreau, les pouces glissés sous sa ceinture, Diego Alatriste semblait n’être là qu’en visite. Rien dans son attitude n’indiquait qu’il fût prêt à en découdre avec ses anciens compagnons.

— Tercio de Carthagène… préparez… armes !

On entendit alors dans les rangs le cliquetis métallique des arquebuses quand les soldats remplirent leurs bassinets de poudre et glissèrent la mèche allumée sur la platine. Derrière la fumée grisâtre, de là où j’étais je voyais les visages de ceux qui se trouvaient en face de nous : tannés par le soleil, barbus, couturés de cicatrices, sourcils froncés sous les morions et les bords cassés de leurs chapeaux. Au mouvement de nos arquebuses, certains firent de même et de nombreux piquiers des premiers rangs empoignèrent leurs armes. Mais des cris et des protestations s’élevèrent alors parmi eux – « Messieurs, messieurs, du calme », entendit-on – et presque tous les rebelles relevèrent leurs arquebuses et leurs piques pour montrer qu’ils n’avaient pas l’intention de se battre contre des compagnons d’armes. De notre côté, tous se retournèrent pour regarder le mestre de camp quand sa voix s’éleva sur l’esplanade :

— Sergent-major… ramenez ces hommes à l’obéissance au roi !

Le sergent-major Idiáquez s’avança, son bâton à la main, et somma les rebelles de regagner immédiatement leurs rangs. Mais ce n’était qu’une simple formalité et Idiáquez, vieux soldat qui s’était lui-même mutiné bien des fois à une autre époque – surtout en mille cinq cent quatre-vingt-dix-huit, quand l’indiscipline des soldats qui ne recevaient plus leur solde nous coûta la moitié des Flandres –, aboya ses ordres et revint à sa place sans attendre de réponse. De leur côté, aucun de ceux que nous avions en face de nous ne parut accorder plus d’importance à cette formalité que le sergent-major et l’on n’entendit que les cris isolés de ceux qui réclamaient encore le paiement de leur solde. Toujours aussi droit sur sa selle, implacable sous sa cuirasse, Don Pedro de la Daga leva une main gantée de daim.

— Arquebuses… à mes ordres !

Les arquebusiers couchèrent leurs armes en joue, le doigt sur le chien de la platine, et soufflèrent sur les mèches allumées. Plus pesants, les mousquets s’appuyaient sur leurs fourquines. Ceux d’en face commencèrent à s’agiter, inquiets, mais sans prendre une attitude hostile.

— A mon commandement… feu !

L’ordre résonna haut et fort sur l’esplanade. Quelques hommes dans les rangs des rebelles reculèrent, mais je dois dire que presque tous restèrent imperturbables à leur poste, en dépit des bouches menaçantes des arquebuses demeurées loyales. Je me tournai vers Diego Alatriste et je vis qu’il regardait le sergent-major Idiáquez comme la plupart des soldats, même ceux qui attendaient de pied ferme l’arquebusade. Les capitaines et sergents des compagnies le regardaient eux aussi. Le sergent-major se tourna vers le mestre de camp, qui lui ne regardait personne, comme s’il participait à un exercice d’un ennui mortel. Chie-des-Cordes levait déjà la main quand nous vîmes tous – ou, plus exactement, quand nous crûmes voir – qu’Idiáquez hochait imperceptiblement la tête en signe de refus : un mouvement imperceptible, un geste inexistant qui n’était donc pas contraire à la discipline, si bien que, lorsqu’on chercha plus tard des responsables, personne ne put jurer l’avoir vu. Et à ce geste, juste au moment où Don Pedro de la Daga donnait l’ordre de tirer, les huit compagnies loyales abaissèrent leurs piques et les arquebusiers, comme un seul homme, déposèrent leurs armes à terre.